LETTRE A UN AMY, contenant
la description d'une merveille appellée la Froidière
Monsieur, depuis nostre séparation,
j'ay eu cest heur d'entendre de vos nouvelles une fois seulement, ayant
trouvé Monsieur vostre frère à Paris; lequel, apres ,
m'avoir asseuré de votre bonne disposition, m'advertit comme depuis
que ne nous estions veu, aviez cinglé en Italie, voire jusques
en Grece, de laquelle aviez veu grande partie; et que sain et sauf après
si longue course, aviez surgi et pris port au Havre de Grace où désiriez
vous rendre, sçavoir est au pays. Toute la joye qu'un amy peut recevoir,
cognoissant les affaires d'un autre soymesme
acheminées à un heureux succez, s'empara de mon cueur au récit
de si plaisante nouvelle; et ne failly tost après de vous escrire amplement
tout ce que m'estoit advenu depuis que vous avois laissé jusques à en
France; vous congratulant d'estre eschappé et des goulfres marins et
des passages périlleux par terre bien souvent les voiageurs sont
contrains hazarder leur vie.
J'ay depuis ce temps tousjours
connillé à Paris ou aux environs, ainsi qu'a esté le bon plaisir de
dame fortune, qui me regit à sa poste et me paist de ses mects les plus
communs et ordinaires, jusques au premier jour de Janvier de l'an 1584,
que je fus estrené d'une forte et violente maladie qui me tourmenta
plus d'un mois; de laquelle estant , par l'ayde de Dieu relevé, et ayant
avec le temps recouvert et mon embonpoint et mes premieres forces, à
l'arrivée du Printemps, il me print envie d'aller humer l'air des champs.
Et de faict, ayant jetté la plume au vent et battu l'estrade par la
basse et haute Bourgongne, je m'arrestay à Bezenson, ville Imperialle
enclavée en la Franche Comté, pour y passer l'Esté.
Ceste cité
est encore pour le jourd'huy toute telle que la descrit Julle Cesar
en la notable mention qu'il en fait au premier livre de ses Commentaires
de la guerre de Gaule, y restans tous les vestiges des choses plus memorables
qu'il cotte en sa description.Il a aussi de fort belles fonteines, de
toutes lesquelles l'eau ruisselle par la representation de quelque Dieu
de l'antiquité, comme d'un Neptune, d'un Bacchus, d'un Pan, d'une Nereide
et autres - hormis devant la maison de ville, où la statue de l'Empereur
Charles le quint, le représentant au naturel, est posée sur une
Aigle, qui par le bec verse si grande abondance d'eau que ceste-cy est
la plus belle de toutes les autres fonteines. Or, pour-autant que je
ne doute point qu'en traversant l'ltalie n'ayez veu et remarqué curieusement
les plus belles singularitez qui se sont presentées à vostre veue, et
qu'à vostre retour, passant par Avignon et le Daulphiné, ainsi que me
raconta Monsieur vostre frère, n'ayez eu cest avantage sur moy
de voir les merveilles du pays desquelles m'aviez ouy parler quelques
fois, me plaignant que la guerre, du temps que je séjournois
en ces quartiers, m'avoit empesché de me transporter sur les lieux pour
voir la fonteine ardente, telle qu'en Dodone est la fontaine, dicte
fonteine de Jupiter, qui allume les tisons de feu et diminue jusques
au midi, puis croist jusques à minuict, et après diminue, et faut à
midi, et une autre en Epire, que nous appellons
pour le Jourd'hui Albanie, la tour sans venim, et la montagne inaccesstble;
pour autant, di-je, qu'avez contemplé et ces choses et plusieurs autres
non moins admirables, je vous veux festoier d'une merveille que je vei
durant mon sejour à Bezenson pour sçavoir de vous si avez en tout vostre
voiage veu semblable chose.
Sçachez donc que le jour de
la feste S. Jean Baptiste, un jeune homme, pourveu d'un honneste sçavoir,
avec lequel j'avois pris quelque peu de cognoissance, me feit present
d'un glaçon pour rafreschir mon vin à disner, que j'admiray grandement
attendu la saison en laquelle nous estions lors, priant celuy qui me
le donna me raconter où il avoit rescouvert si rare present en ce temps.
Lequel me respondit que tous les ans, le jour de la solennité de la
feste S. Jean Baptiste, les habitans d'un village qu'il me nomma estoient
tenus de venir offrir à la grande Eglise de S. Jean de Bezenson bonne
quantité de glace, qu'ils prenoient en un bois et amenoient à la ville
de nuict sur des chevaux de poeur que de jour elle ne fondist, et qu'un
de ses familiers luy avoit donné, ce qu'il m'avoit presenté. Soudain
s'enflamba en moy un désir de veoir ce lieu où au plus fort de
l'Esté se trouvoit de la glace.
Quoy voyant,
celuy qui m'avoit faict présent du glaçon me promit m'y faire
compagnie, n'ayant encore non plus que moy veu ceste merveille. Je ne
couvay guiere long temps ceste deliberation, d'autant que tous ceux
ausquels je la communiquay m'encouragerent l'effectuer au plus tost
que je pourrois, m'asseurant que je verrois chose estrange, et que mesme
le Duc d'Albe, à son retour de Flandre, passant par la Franche Comté,
avoit voulu voir ceste nouveauté. Parquoy sommant de sa promesse celuy
qui estoit cause de l'entreprise de ce voyage, nous vismes ensemble
à Versey, beau bourg distant de cinq lieues de
Bezenson, nous destournans quelque peu de nostre droict chemin pour
aller voir un homme de lettres audit Versey, qui, m'ayant visité à Bezenson,
avoit arraché promesse de moy que je l'irois voir. Il m'avint en ce
lieu ce que le Poete du Bellay dict luy estre advenu à son retour d'ltalie,
passant par les Grisons pour se rendre en France, qui, après avoir chanté
les maux qu'il y a au passage, dit que les Suisses le firent tant boire
qu'il ne se souvient de chose aucune qu'il ait veue en ce païs.
De mesme, je vous puis asseurer que mon hoste, suivant la coustume de
ceux du pays (qui ne pensent faire bonne chere à un homme s'ils ne le
font boire d'autant, retenant cela des Allemans leurs voisins) nous
feit si bien carousser que, quand nous nous couchasmes, nous estions
fort beaux fils. Car bien que tous deux eussions par le chemin proposé
entre nous de ne faire aucun carouss, si est-ce que nostre hoste eust
si bonne grace à nous gaigner, nous remonstrant que ceux qui ne vouloient
boire donnoient occasion de mal soupçonner d'eux, et qu'ils avoient
commis ou vouloient commettre quelque grand forfait qu'ils craignoient
reveller en beuvant, qu'en fin nous nous laissames aller, haussant le
temps à la façon Pantagruelique. Le lendemain matin, après avoir pris
du poil de la beste et une guide que nostre hoste nous donna pour nous
conduire en la froidiere, nous continuasmes nos erres et parvinsmes
en un petit village nommé Chaud, joignant un grand
bois, où nostre guide nous advertit que bien que jà plus de six fois
il eust esté à la froidiere, si est-ce que le chemin estoit tant tortu
et entrecoupé de petits sentiers que si ne prenions un homme de ce village
pour estre plus asseurez, nous pourrions demeurer plus de demy jour
par le bois avant que de trouver ce que cherchions.
Prenant pied
à ses parolles, nous adjoignismes à nostre compagme un villageois du
lieu qui, nous aiant conduit par chemins obliques, environ demiquart
de lieue, par la forest, nous feit entrer dedans un taillis assez espais,
et par un petit sentier dévaller en un preau fort plaisant, duquel,
jettans nostre veue à bas, veismes une fondriere d'assez facheuse descente,
au fond de laquelle paroissoit 1'ouverture d une grotte, assez ample,
si affreuse et espouventable à veoir qu'on eust dict estre la gueulle
d'Enfer. Et de vray, il me souvint lors du trou S. Patrice, qu'on dict
estre en Hibernie. Nous n'estions assez vaillans Chevaliers pour esprouver
l'avanture, mon compagnon et moy, si nos guides n'eussent les premiers
franchi le pas. Après lesquels nous descendismes, autant magnammement
que le Duc Troyen suivit sa Sibille aux manoirs Plutoniques, l'espée
à demy traicte du fourreau, et bien deliberez de faire valloir la doctrine
Platonique qui ensetgne que les demons n'endurent dissection,
si quelque ombre ou lutin nous fust venu à l'encontre. Environ le milieu
du chemin, nous commençasmes à sentir en devallant une frescheur tresagreable,
car c'estoit le second jour de Juillet, et luisoit le Soleil tresardemment,
qui nous faisoit suer goute à goute. Mais nous eusmes beau moyen de
nous rafreschir et mettre à la friscade, estans parvenus à la grotte,
laquelle trouvasmes de la longueur et largeur d'une grande salle, toute
pavée de glace par le bas, une eau cristalline plus froide que celle
du Mont d'Arca die Nonacris, ruissellant par beaucoup de petits ruisseaux,
qui faisoient des fontenettes tresclaires, de l'eau desquelles je me
lavay et beu si gloutement que j'eusse desiré la soif de Tantale, ou
bien avoir esté piqué d'un Dipsas pour tousjours
estre alteré au milieu d'un si plaisant breuvage.
Un grand seigneur, qui en quelque
maison de plaisance auroit semblable refrigere en esté, se pourroit
vanter à mon jugement d'estre mieux abbreuvé que les Rois de Perse n'estoient
de leur fleuve Coaspis, qui s'engoulphe dedans Tigris, I'eau duquel
estoit si douce que l'usage d'icelle n'estoit permis qu'au grand Roy
pour le train et ordinaire de sa maison.
Ne pensez que parmy ces délices
je fusse du tout exempt de peur, car jamais je ne jettoye mes yeux en
haut que de frayeur tout le corps ne me frissonnast et que les cheveux
ne me dressassent en teste, voyant tout le dessus de la grotte revestu
de gros glaçons massifs, le moindre desquels, tombant sur moy, estoit
suffisant de m'escarbouiller le cerveau et me mettre en pieces, tellement
que j'estois semblable à ce cri minel qu'on dict estre pugny aux Enfers
de la crainte continuelle d'une grosse pierre qui semble luy debvoir
à tout coup tomber sur les oreilles.
Il y a, outre la grande salle
de la grotte, des coings assez spatieux, où les Gentilshom mes circonvoisins
font rafreschir leur venaison en Esté, et veismes les crocs où on pendoit
la sauvagine. Il est vray que quand nous y fusmes, il n'avoit ny gibier
ny sauvagine, et pense que si nous en y eussions trouvé, nous estions
hommes pour en emporter quelque piece. Nous nous pourmenasmes environ
un quart d'heure parmi ceste Froidiere, et y eussions demeuré plus long
temps ci le froid ne nous en eust chassé lequel nous donnant à dos jusques
à nous faire cracquer les dents, nous remontasmes le contremont, sans
oublier, tous tant que nous estions, de nous munir et charger de glace,
laquelle nous servit à gouster au petit village sus mentionné pour boire
à la volupté; vous assurant qu'il est impossible boire plus frais que
nous beusmes alors. I1 me souvenoit de ces anciens volupteux qui rafreschtssoient
leur vin avec la, neige, et me sembloit qu'ils eussent eu beaucoup meilleut
marché, si de leur temps y eust eu beaucoup de telles Froidieres, de
le rafreschir avec la glace qu'avec la neige, ainsi que quelques Gentilshommes
des environs de ia Froidiere et quelques personnages des plus notables
de la ville de Bezenson font, qui de nuict en font amener sur des chevaux
bonne provision qu'ils gardent en des caves et s'en servent en leurs
repas et festins.
Rebroussant
chemin devers la cité Imperialle de Bezenson, je portay environ deux
grandes lieues un assez gros glaçon en mes mains, qui peu à peu fondoit,
et m'estoit un plaisant et agreable refrigere à cause de la grande challeur
qu'il faisoit. Après avoir recherché en mon esprit la cause de ceste
antiperistase, je n'en trouvay autre que
ceste-cy : scavoir est que la challeur dominant en Esté, le froid se
retire aux lieux bas et soubterrains, comme est cestuy-cy duquel les
rays du Soleil ne peuvent approcher, et qu'en tel lieu aquatique et
humide il opere les effects qu'avons monstré cy devant. Laquelle me
sembla de tant plus vrai semblable, qu'interrogeant les paisans des
villages prochains si en hyver y avoit de la glace en ladicte Froidiere,
ils me respondirent qu'il n'y en avoit point, et qu'au contraire, il
y faisoit treschaud.
Quelle qu'en soit la cause,
ou ceste-cy ou autre, je vous puis assurer que j'admiray autant ceste
singularité qu'aucune autre que j'eusse veu depuis une grande Eglise
entaillée dedans un roc, que quelques années au paravant j'avois veu
en une petite ville de Guascongne appellée S. Milion, distant de Bordeaux
de sept heues, sur le clocher de laquelle est le cimetiere où 1'on enterre
les morts : chose admirable à qui ne l'a veue.
Je me suis
esgayé à enrichir ceste missive de tout l'artifice qui m'est venu en
teste, usant du loisir que le temps present m'apporte auquel le temple
de Janus est ouvert, l'air ne retentissant par
deçà que la guerre; laquelle me force, outre mon gré, sejourner plus
longuement que je n'avois deliberé en ce lieu. Si ces troubles s'appaisent,
et qu'après la pluye Dieu nous envoye le beau temps, comme bien le requiert
le calamiteux estat auquel se trouve le plat pays, reprenant mes premiers
desseins, J'iray revoir mon Parnasse; d'où si je sors cy après,
croyez que ce sera bien malgré moy, ou que ma volonté sera fort changée.
Vous pourrez m'y faire entendre de vos nouvelles et prendre vostre revanche
de la prolixité de ceste lettre, m'en envoyant une plus longue, laquelle
ne m'escrirez avec plus de plaisir que j'en prendray la lisant. Ce pendant,
d'autant qu'il s'en va temps de sonner la retraite, je priray le souverain
createur, après mes affectionnées recom mandations à vos graces,
Monsieur et meilleur amy, vous
donner en santé à longue et heureuse vie. De Sens. ce 20. Juin 1585.
Vostre serviable amy BENIGNE
POISSENOT.