Passage n°4

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Description de la glacière de Chaux les Passavant par BÉNIGNE POISSENOT

Texte intégral de l'année 1585

 

LETTRE A UN AMY, contenant la description d'une merveille appellée la Froidière

Monsieur, depuis nostre séparation, j'ay eu cest heur d'entendre de vos nouvelles une fois seulement, ayant trouvé Monsieur vostre frère à Paris; lequel, apres , m'avoir asseuré de votre bonne disposition, m'advertit comme depuis que ne nous estions veu, aviez cinglé en Italie, voire jusques en Grece, de laquelle aviez veu grande partie; et que sain et sauf après si longue course, aviez surgi et pris port au Havre de Grace où désiriez vous rendre, sçavoir est au pays. Toute la joye qu'un amy peut recevoir, cognoissant les affaires d'un autre soymesme acheminées à un heureux succez, s'empara de mon cueur au récit de si plaisante nouvelle; et ne failly tost après de vous escrire amplement tout ce que m'estoit advenu depuis que vous avois laissé jusques à en France; vous congratulant d'estre eschappé et des goulfres marins et des passages périlleux par terre bien souvent les voiageurs sont contrains hazarder leur vie.

J'ay depuis ce temps tousjours connillé à Paris ou aux environs, ainsi qu'a esté le bon plaisir de dame fortune, qui me regit à sa poste et me paist de ses mects les plus communs et ordinaires, jusques au premier jour de Janvier de l'an 1584, que je fus estrené d'une forte et violente maladie qui me tourmenta plus d'un mois; de laquelle estant , par l'ayde de Dieu relevé, et ayant avec le temps recouvert et mon embonpoint et mes premieres forces, à l'arrivée du Printemps, il me print envie d'aller humer l'air des champs. Et de faict, ayant jetté la plume au vent et battu l'estrade par la basse et haute Bourgongne, je m'arrestay à Bezenson, ville Imperialle enclavée en la Franche Comté, pour y passer l'Esté.

Ceste cité est encore pour le jourd'huy toute telle que la descrit Julle Cesar en la notable mention qu'il en fait au premier livre de ses Commentaires de la guerre de Gaule, y restans tous les vestiges des choses plus memorables qu'il cotte en sa description.Il a aussi de fort belles fonteines, de toutes lesquelles l'eau ruisselle par la representation de quelque Dieu de l'antiquité, comme d'un Neptune, d'un Bacchus, d'un Pan, d'une Nereide et autres - hormis devant la maison de ville, où la statue de l'Empereur Charles le quint, le représentant au naturel, est posée sur une Aigle, qui par le bec verse si grande abondance d'eau que ceste-cy est la plus belle de toutes les autres fonteines. Or, pour-autant que je ne doute point qu'en traversant l'ltalie n'ayez veu et remarqué curieusement les plus belles singularitez qui se sont presentées à vostre veue, et qu'à vostre retour, passant par Avignon et le Daulphiné, ainsi que me raconta Monsieur vostre frère, n'ayez eu cest avantage sur moy de voir les merveilles du pays desquelles m'aviez ouy parler quelques fois, me plaignant que la guerre, du temps que je séjournois en ces quartiers, m'avoit empesché de me transporter sur les lieux pour voir la fonteine ardente, telle qu'en Dodone est la fontaine, dicte fonteine de Jupiter, qui allume les tisons de feu et diminue jusques au midi, puis croist jusques à minuict, et après diminue, et faut à midi, et une autre en Epire, que nous appellons pour le Jourd'hui Albanie, la tour sans venim, et la montagne inaccesstble; pour autant, di-je, qu'avez contemplé et ces choses et plusieurs autres non moins admirables, je vous veux festoier d'une merveille que je vei durant mon sejour à Bezenson pour sçavoir de vous si avez en tout vostre voiage veu semblable chose.

Sçachez donc que le jour de la feste S. Jean Baptiste, un jeune homme, pourveu d'un honneste sçavoir, avec lequel j'avois pris quelque peu de cognoissance, me feit present d'un glaçon pour rafreschir mon vin à disner, que j'admiray grandement attendu la saison en laquelle nous estions lors, priant celuy qui me le donna me raconter où il avoit rescouvert si rare present en ce temps. Lequel me respondit que tous les ans, le jour de la solennité de la feste S. Jean Baptiste, les habitans d'un village qu'il me nomma estoient tenus de venir offrir à la grande Eglise de S. Jean de Bezenson bonne quantité de glace, qu'ils prenoient en un bois et amenoient à la ville de nuict sur des chevaux de poeur que de jour elle ne fondist, et qu'un de ses familiers luy avoit donné, ce qu'il m'avoit presenté. Soudain s'enflamba en moy un désir de veoir ce lieu où au plus fort de l'Esté se trouvoit de la glace.

Quoy voyant, celuy qui m'avoit faict présent du glaçon me promit m'y faire compagnie, n'ayant encore non plus que moy veu ceste merveille. Je ne couvay guiere long temps ceste deliberation, d'autant que tous ceux ausquels je la communiquay m'encouragerent l'effectuer au plus tost que je pourrois, m'asseurant que je verrois chose estrange, et que mesme le Duc d'Albe, à son retour de Flandre, passant par la Franche Comté, avoit voulu voir ceste nouveauté. Parquoy sommant de sa promesse celuy qui estoit cause de l'entreprise de ce voyage, nous vismes ensemble à Versey, beau bourg distant de cinq lieues de Bezenson, nous destournans quelque peu de nostre droict chemin pour aller voir un homme de lettres audit Versey, qui, m'ayant visité à Bezenson, avoit arraché promesse de moy que je l'irois voir. Il m'avint en ce lieu ce que le Poete du Bellay dict luy estre advenu à son retour d'ltalie, passant par les Grisons pour se rendre en France, qui, après avoir chanté les maux qu'il y a au passage, dit que les Suisses le firent tant boire qu'il ne se souvient de chose aucune qu'il ait veue en ce païs. De mesme, je vous puis asseurer que mon hoste, suivant la coustume de ceux du pays (qui ne pensent faire bonne chere à un homme s'ils ne le font boire d'autant, retenant cela des Allemans leurs voisins) nous feit si bien carousser que, quand nous nous couchasmes, nous estions fort beaux fils. Car bien que tous deux eussions par le chemin proposé entre nous de ne faire aucun carouss, si est-ce que nostre hoste eust si bonne grace à nous gaigner, nous remonstrant que ceux qui ne vouloient boire donnoient occasion de mal soupçonner d'eux, et qu'ils avoient commis ou vouloient commettre quelque grand forfait qu'ils craignoient reveller en beuvant, qu'en fin nous nous laissames aller, haussant le temps à la façon Pantagruelique. Le lendemain matin, après avoir pris du poil de la beste et une guide que nostre hoste nous donna pour nous conduire en la froidiere, nous continuasmes nos erres et parvinsmes en un petit village nommé Chaud, joignant un grand bois, où nostre guide nous advertit que bien que jà plus de six fois il eust esté à la froidiere, si est-ce que le chemin estoit tant tortu et entrecoupé de petits sentiers que si ne prenions un homme de ce village pour estre plus asseurez, nous pourrions demeurer plus de demy jour par le bois avant que de trouver ce que cherchions.

Prenant pied à ses parolles, nous adjoignismes à nostre compagme un villageois du lieu qui, nous aiant conduit par chemins obliques, environ demiquart de lieue, par la forest, nous feit entrer dedans un taillis assez espais, et par un petit sentier dévaller en un preau fort plaisant, duquel, jettans nostre veue à bas, veismes une fondriere d'assez facheuse descente, au fond de laquelle paroissoit 1'ouverture d une grotte, assez ample, si affreuse et espouventable à veoir qu'on eust dict estre la gueulle d'Enfer. Et de vray, il me souvint lors du trou S. Patrice, qu'on dict estre en Hibernie. Nous n'estions assez vaillans Chevaliers pour esprouver l'avanture, mon compagnon et moy, si nos guides n'eussent les premiers franchi le pas. Après lesquels nous descendismes, autant magnammement que le Duc Troyen suivit sa Sibille aux manoirs Plutoniques, l'espée à demy traicte du fourreau, et bien deliberez de faire valloir la doctrine Platonique qui ensetgne que les demons n'endurent dissection, si quelque ombre ou lutin nous fust venu à l'encontre. Environ le milieu du chemin, nous commençasmes à sentir en devallant une frescheur tresagreable, car c'estoit le second jour de Juillet, et luisoit le Soleil tresardemment, qui nous faisoit suer goute à goute. Mais nous eusmes beau moyen de nous rafreschir et mettre à la friscade, estans parvenus à la grotte, laquelle trouvasmes de la longueur et largeur d'une grande salle, toute pavée de glace par le bas, une eau cristalline plus froide que celle du Mont d'Arca die Nonacris, ruissellant par beaucoup de petits ruisseaux, qui faisoient des fontenettes tresclaires, de l'eau desquelles je me lavay et beu si gloutement que j'eusse desiré la soif de Tantale, ou bien avoir esté piqué d'un Dipsas pour tousjours estre alteré au milieu d'un si plaisant breuvage.

Un grand seigneur, qui en quelque maison de plaisance auroit semblable refrigere en esté, se pourroit vanter à mon jugement d'estre mieux abbreuvé que les Rois de Perse n'estoient de leur fleuve Coaspis, qui s'engoulphe dedans Tigris, I'eau duquel estoit si douce que l'usage d'icelle n'estoit permis qu'au grand Roy pour le train et ordinaire de sa maison.

Ne pensez que parmy ces délices je fusse du tout exempt de peur, car jamais je ne jettoye mes yeux en haut que de frayeur tout le corps ne me frissonnast et que les cheveux ne me dressassent en teste, voyant tout le dessus de la grotte revestu de gros glaçons massifs, le moindre desquels, tombant sur moy, estoit suffisant de m'escarbouiller le cerveau et me mettre en pieces, tellement que j'estois semblable à ce cri minel qu'on dict estre pugny aux Enfers de la crainte continuelle d'une grosse pierre qui semble luy debvoir à tout coup tomber sur les oreilles.

Il y a, outre la grande salle de la grotte, des coings assez spatieux, où les Gentilshom mes circonvoisins font rafreschir leur venaison en Esté, et veismes les crocs où on pendoit la sauvagine. Il est vray que quand nous y fusmes, il n'avoit ny gibier ny sauvagine, et pense que si nous en y eussions trouvé, nous estions hommes pour en emporter quelque piece. Nous nous pourmenasmes environ un quart d'heure parmi ceste Froidiere, et y eussions demeuré plus long temps ci le froid ne nous en eust chassé lequel nous donnant à dos jusques à nous faire cracquer les dents, nous remontasmes le contremont, sans oublier, tous tant que nous estions, de nous munir et charger de glace, laquelle nous servit à gouster au petit village sus mentionné pour boire à la volupté; vous assurant qu'il est impossible boire plus frais que nous beusmes alors. I1 me souvenoit de ces anciens volupteux qui rafreschtssoient leur vin avec la, neige, et me sembloit qu'ils eussent eu beaucoup meilleut marché, si de leur temps y eust eu beaucoup de telles Froidieres, de le rafreschir avec la glace qu'avec la neige, ainsi que quelques Gentilshommes des environs de ia Froidiere et quelques personnages des plus notables de la ville de Bezenson font, qui de nuict en font amener sur des chevaux bonne provision qu'ils gardent en des caves et s'en servent en leurs repas et festins.

Rebroussant chemin devers la cité Imperialle de Bezenson, je portay environ deux grandes lieues un assez gros glaçon en mes mains, qui peu à peu fondoit, et m'estoit un plaisant et agreable refrigere à cause de la grande challeur qu'il faisoit. Après avoir recherché en mon esprit la cause de ceste antiperistase, je n'en trouvay autre que ceste-cy : scavoir est que la challeur dominant en Esté, le froid se retire aux lieux bas et soubterrains, comme est cestuy-cy duquel les rays du Soleil ne peuvent approcher, et qu'en tel lieu aquatique et humide il opere les effects qu'avons monstré cy devant. Laquelle me sembla de tant plus vrai semblable, qu'interrogeant les paisans des villages prochains si en hyver y avoit de la glace en ladicte Froidiere, ils me respondirent qu'il n'y en avoit point, et qu'au contraire, il y faisoit treschaud.

Quelle qu'en soit la cause, ou ceste-cy ou autre, je vous puis assurer que j'admiray autant ceste singularité qu'aucune autre que j'eusse veu depuis une grande Eglise entaillée dedans un roc, que quelques années au paravant j'avois veu en une petite ville de Guascongne appellée S. Milion, distant de Bordeaux de sept heues, sur le clocher de laquelle est le cimetiere où 1'on enterre les morts : chose admirable à qui ne l'a veue.

Je me suis esgayé à enrichir ceste missive de tout l'artifice qui m'est venu en teste, usant du loisir que le temps present m'apporte auquel le temple de Janus est ouvert, l'air ne retentissant par deçà que la guerre; laquelle me force, outre mon gré, sejourner plus longuement que je n'avois deliberé en ce lieu. Si ces troubles s'appaisent, et qu'après la pluye Dieu nous envoye le beau temps, comme bien le requiert le calamiteux estat auquel se trouve le plat pays, reprenant mes premiers desseins, J'iray revoir mon Parnasse; d'où si je sors cy après, croyez que ce sera bien malgré moy, ou que ma volonté sera fort changée. Vous pourrez m'y faire entendre de vos nouvelles et prendre vostre revanche de la prolixité de ceste lettre, m'en envoyant une plus longue, laquelle ne m'escrirez avec plus de plaisir que j'en prendray la lisant. Ce pendant, d'autant qu'il s'en va temps de sonner la retraite, je priray le souverain createur, après mes affectionnées recom mandations à vos graces,

Monsieur et meilleur amy, vous donner en santé à longue et heureuse vie. De Sens. ce 20. Juin 1585.

Vostre serviable amy BENIGNE POISSENOT.

 

 

 

Fin de la description de la merveille appellée la Froidière

 

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Soymesme : Expression consacrée pour désigner un ami

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"En Epire une fontaine éteignait une torche allumée en l'approchant d'elle, puis l'allumait, étant éteinte..."

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Versey : Vercel - Villedieu - le - camp (Doubs)

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Chaud : Chaux les Passavants (Doubs)

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Dissection : Les démons sont sensibles à la douleur, mais ne peuvent être sectionnés.

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Dipsas : Serpent fabuleux, dont la piqûre provoquait une soif inextinguible.

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Antiperistase : Action de deux qualités contraires, dont l'une renforce l'autre.

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A Rome, l'ouverture des portes du temple de Janus, qui pouvait ainsi mieux protéger la cité, signifiait l'état de guerre.

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